Improvisations narratives - 3

Mon fils aime bien les histoires. Quelquefois je n'ai pas de livre sous la main. Donc j'improvise des histoires complètement barrées. Une histoire par paragraphe, transcrites de mémoire dans la journée. Une publication toutes les cinq histoires.

Il était une fois une baguette. Elle sortait tout juste du four à pain, où le boulanger l'avait fait cuire de bon matin, avant l'arrivée des premiers clients. Elle était longue, dorée, craquante à l'extérieur et moelleuse à l'intérieur. Le boulanger l'avait mise dans un grand panier, à côté d'autres baguettes. La boulangerie venait d'ouvrir. Après un monsieur moustachu et une dame chargée de sacs, un petit garçon s'avança vers le comptoir, avec quelques pièces dans la main. "Une baguette, s'il vous plaît", fit-il. Il repartit avec notre baguette sous le bras. Celle-ci se fit bientôt découper en tartines, sur lesquelles furent déposées du beurre, de la confiture de fraise et de figue, avant d'être trempées dans du chocolat chaud. La baguette avait été à moitié mangée. Elle était heureuse d'avoir autant plu au petit garçon, mais elle se posait à présent des questions : "qu'adviendra-t-il de moi lorsqu'ils m'auront terminée ?" Elle rumina cette question pendant le plus clair de la matinée, puis vint le repas du midi. L'enfant et sa famille prirent de nouveau des morceaux de pain, pour saucer les assiettes, ou y étaler du fromage. Bientôt la baguette ne fut plus qu'un quignon. Elle entendit "qui veut le dernier bout ?", puis "moi, moi !" Elle reconnut la voix du petit garçon, et avant de se poser une nouvelle fois la question de la fin de son existence, elle se réjouit d'avoir été choisie par lui une nouvelle fois, et disparut à jamais dans son estomac. Fin.

Il était une fois un carré. Comme tous les carrés, il avait quatre côtés égaux et quatre angles droits. Il avait été tracé sur une feuille, par la main d'un vieux monsieur. Or, ce n'était pas un simple carré. Le vieux monsieur avait passé tant d'années de sa vie à tracer des formes géométriques qu'elle étaient maintenant parfaites. Si parfaites, qu'elles en devenaient magiques. La carré s'anima sur la feuille, se déplaça, tourna sur lui-même, grandit, rapetissa. La feuille elle-même, observant les mouvements du carré, lui demanda "pourquoi ne te déformes-tu pas ?" Le carré répondit "car je ne serais plus un carré ! Si je grandissait dans un seul sens, je deviendrais un rectangle, si je tordais mes angles, je deviendrais un losange. Je veux rester un carré, car c'est ce que je suis." Cependant, bien plus tard, le carré finit par s'ennuyer. Le vieux monsieur le remarqua, et dessina un cercle, un cercle parfait, près du carré. Il parlèrent ensemble pendant des heures, le cercle vantant son invariance en rotation, le carré exhibant des angles que le cercle n'avait pas. Le vieux monsieur dessina de nouvelles formes pour les accompagner, et ce fut bientôt une myriade de cercles, quadrilatères, triangles et tant d'autres, qui prirent place sur la feuille, dansant et créant de nouveaux dessins. Et ces dessins étaient beaux. Fin.

Il était une fois un ours. Ce n'était pas un ours brun, ni un grizzly. Il ne vivait pas dans les forêts. Il ne vivait pas non plus sur la banquise. Ce n'était pas un ours blanc. Cet ours-là était un peu différent. C'était un ours doré. Il avait le poil couleur de sable, couleur de l'herbe sèche, et vivait dans la savane. Ce n'était pas courant. Il chassait le poisson dans les rivières, était ami avec les girafes et les éléphants, mais avait un problème : la chaleur. La fourrure de l'ours n'était vraiment pas adaptée à la chaleur qui régnait dans la savane. Il avait constamment le souffle court, et l'ombre des arbres n'aidait pas vraiment. Il avait fini par trouver un arbre creux, au bord d'une rivière, dans lequel il s'abritait. Il discutait beaucoup avec les éléphants. L'un d'eux était son meilleur ami. Celui-ci lui disait "hé, ours, comment se fait-il qu'on n'en voie pas plus comme toi ?" - "Comment ça, comme moi ?" - "Ben, avec de la fourrure, des griffes, des grognements... un ours, quoi. Nous les éléphants, nous sommes plusieurs. Toi, tu es tout seul." L'ours n'avait jamais réfléchi à ça. Effectivement, il ne connaissait personne qui lui ressemblait. Il se rappela des oiseaux migrateurs, qui lui décrivaient ses congénères d'autres contrées. L'ours ne s'y intéressait pas trop. Il aimait bien sa vie, malgré la chaleur. Il ne chercha pas plus loin, vécut un temps bien rempli et ne sut jamais comment il était arrivé dans la savane. Fin.

Il était une fois l'espace, l'espace infini. Si tu pars vers le ciel, que tu prends de plus en plus d'altitude, tu atteindras ce qui se trouve tout là-haut : la Lune. Elle paraît si petite dans la nuit, mais si tu t'approches, elle grossira, et comme elle est très, très loin, quand tu parviendra près d'elle, elle sera devenue aussi grosse que la Terre. En fait, la Lune est bien plus petite, mais c'est à peine si tu t'en rendras compte. Une fois que tu seras dessus, par contre, et que tu regarderas le ciel, tu verras le Soleil briller, et tu verras aussi la Terre, toute bleue, avec ses nuages et peut-être même ses continents. Tu n'y verras pas la Lune, bien sûr, car elle sera sous tes pieds ! La nuit, tu verras des centaines et des centaines d'étoiles, plus brillantes que tu les verras sur Terre. Le paysage sera assez gris et désolé. Tu pourras prendre dans la main la poussière et les roches, marcher dans les cratères et les plaines. Et puis, il te faudra revenir vers ta fusée. Tu bondiras vers elle ! Ton poids sera plus faible, tu pourras faire des sauts de géant. Tu redécolleras, et une fois arrivé sur Terre, tu te diras que tu es sur cette boule bleue que tu avais vu dans le ciel, là-bas. Puis, tu regarderas le ciel et tu te dirais que tu es allé sur cette boule blanche. Tout là-haut, sur la Lune. Fin.

Il était une fois une bouteille en plastique. Elle venait tout juste de se faire démouler et remplir d'eau dans une usine. Elle s'était réveillée, ballotée par les machines. Avant qu'elle se rende compte de ce qui lui arrivait, elle avait été emballée dans un pack de six bouteilles. Quelques heures plus tard, elle finissait dans un hypermarché, alignée avec ses congénères dans un rayon immense. C'est là qu'elle se rendit compte de ses capacités uniques. Car cette bouteille d'eau pouvait raisonner, parler et marcher. Elle commença à poser des questions à ses voisines. Nulle ne répondit. Elles avait autant d'esprit qu'un pied de marmite en fonte. Des objets. La bouteille était entourée d'objets, seule de sa catégorie. Cette révélation la plongea dans une profonde perplexité. Quelques jours plus tard, le pack d'eau de notre bouteille fut emporté dans le chariot d'une famille et fut bientôt dans le cellier d'une maison d'un quartier tranquille. L'emballage du pack fut déchiré, et la bouteille vit alors ce qui l'attendait : un des humain empoigna le bouchon et le dévissa, les picots en plastiques sautèrent dans un craquement terrible, et l'humain versa le contenu de la bouteille dans des verres. Pour une bouteille, c'était une vision d'horreur. Elle ne voulait en aucun cas subir le même sort. Elle passa plusieurs heures à espionner la famille, à trouver le courage de s'en sortir, et quand la nuit fut venue, elle se délogea du pack qui ne la tenait plus qu'à moitié. La bouteille roula, roula jusqu'à la porte du jardin laissée entrouverte, passa entre les barreaux de la clôture et s'engagea sur le trottoir. Elle se sentait très seule, et ne voulait pas croire qu'elle était l'unique bouteille animée de l'univers. Elle chercha donc l'endroit où elle avait le plus de chance de trouver des bouteilles qui lui ressemblaient : l'hypermarché. Elle se mit en quête du bâtiment, suivant les panneaux et les voitures. Deux semaines plus tard, elle avait trouvé le magasin. Elle se faufila à l'intérieur, passant sous le nez de l'agent de sécurité et roula tout droit vers le rayon des boissons. Des milliers de bouteilles l'attendaient. Elle se mit à hurler, en langage bouteille "ohééé, répondez-moi ! Y a-t-il quelqu'un qui sait parler, ici ?" Elle hurla et hurla encore, sur toute la longueur des étalages. Pas une seule réponse. Seulement le bruit des clients, qui laissaient une bouteille par terre parce que ce n'était pas leur problème, et qu'un employé du magasin s'en occuperait à leur place. La bouteille d'eau entendit alors un son discret, une faible plainte, qui venait du rayon d'à côté. Le rayon des sodas. Elle roula, pleine d'espoir, vers l'origine du bruit. Là, stupeur, elle vit une bouteille pleine d'un liquide jaune. Une bouteille de soda citron Marque Repère. La bouteille d'eau n'avait rien vu d'aussi réconfortant de sa vie. Le soda cria "hé ! Hé, toi, là, la bouteille de Cristaline, viens voir !" L'eau songea : "Cristaline ? C'est... c'est moi ? Oh bon sang, c'est ce qu'il y a marqué sur mon étiquette, c'est vrai. C'est moche, quand même." Puis elle finit par répondre "oui, c'est moi ! Je viens te chercher, euh... soda citron Marque Repère !" - "Purée, c'est comme ça que je m'appelle ? C'est complètement pourri comme nom !" - "C'est pas grave, c'est ceux des humains, on en trouvera d'autres ! Il faut qu'on parte d'ici avant de se faire ouvrir !" Les deux bouteillent s'enfuirent alors de l'hypermarché. "Et maintenant, où va-t-on ?" demanda le soda. L'eau réfléchit longtemps à une réponse. "Il y a cet endroit... le paradis des bouteilles, dont j'ai entendu parler. Je pense que ça vaut le coup de le chercher". Deux mois plus tard, après avoir fait le tour de toute la ville et lu des tas de prospectus avec des photos de bouteilles dessus, elles parvinrent à un grand bâtiment. Elles s'introduisirent à l'intérieur, traversèrent des couloirs, avant d'arriver dans un grand hangar. Hélas, cette fois, les bouteilles ne passèrent pas inaperçues. Un humain les prit et les plaça dans un réfrigérateur. Il leur fallait de nouveau s'enfuir. Après avoir élaboré un plan, elles attendirent la nuit pour sortir de leur prison. Cependant, en fin d'après-midi, la porte du réfrigérateur s'ouvrit. En un instant, une main humaine avait saisi le soda au citron et avait dévissé son bouchon. Le soda hurlait de toutes ses bulles. L'humain but directement au goulot, cinq longues gorgées. L'eau ne perdit pas une miette de ce spectacle écœurant. L'humain reposa le soda dans son étagère, à côté de l'eau. Le soda était traumatisé. On avait volé une partie de lui, sali son goulot, arraché son bouchon, laissé s'enfuir ses précieuses bulles de gaz. L'eau réconforta le soda autant qu'elle le pouvait, et redoubla de détermination. Le paradis n'était plus très loin. Le soir vint et les bouteilles se libérèrent dans un effort désespéré, laissant la porte ouverte derrière eux. Elles roulèrent vers la grande salle de l'usine, et découvrirent la terrible vérité : l'usine recyclait les bouteilles en plastique. Seul le feu les attendait en ce lieu. Le soda abandonna tout espoir et hurla "tu avais promis ! Tu m'avais juré que nous serions au paradis ici !" L'eau, abasourdie par l'incompréhension, balbutia : "j'avais entendu... chez la famille d'humains où j'étais, que c'était à l'usine qu'on amenait les bouteilles après les avoir vidées... le petit humain avait demandé si c'était le paradis des bouteilles, et le grand avait répondu que oui... je m'en veux tellement..." Toujours hagardes, les bouteilles regagnèrent bientôt la rue. L'eau décida d'aller où aucun humain ne pourrait plus les boire : loin de la ville, dans la nature. Les bouteilles roulèrent sur des kilomètres et des kilomètres avant de se retrouver dans les montagnes, près d'un chemin de randonnée. Là, les bouteilles pourraient enfin couler des jours paisibles... Or, leurs déboires n'étaient pas terminés : un randonneur passa et trouva les bouteilles, maintenant poussiéreuses. Il les prit, avec l'espoir de les mettre dans une benne de recyclage. Le soda et l'eau étaient coincés. Ils allaient retourner à l'usine qu'ils avaient mis tant de temps à fuir. Par chance, il n'y avait pas de point recyclage, pas même de poubelle, et le randonneur abandonna négligemment les bouteilles sur le bord du chemin, au bon vouloir du prochain passant. Les deux n'attendirent pas plus longtemps, et filèrent vers une crevasse, un endroit sec, frais et ombrageux, pour s'y reposer éternellement en défiant fièrement la biodégradation. Des décennies devant eux, elles s'accordèrent enfin un peu de repos. Elles y sont probablement encore. Fin.

La dernière histoire avait une longueur quelque peu épique. Que voulez-vous, il faut bien occuper le gamin pendant qu'il finit son assiette. Allez, je m'arrête au cliffhanger, je reprends dès que tu as repris des petits pois.

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